Barthélemy FORMENTELLI (né en 1939) : premier épisode en façon d'introduction

 

Comme c'est curieux : le Facteur qui a restauré le buffet et reconstruit l'instrument de Mouzon, 266 ans plus tard, ressemble étrangement à Christophe MOUCHEREL lui-même, hormis le caractère fantasque et instable. Vaste culture autodidacte, curiosité intellectuelle, audace, énergie à soulever des montagnes, détermination inflexible, un cocktail détonant qui autorise la réalisation de grandes choses. Le même goût du voyage aussi, qui le mène de Dammarie-les-Lys (Melun) à Pedemonte (Vérone) et au Portugal. L'esprit d'entreprise enfin, bien dans la tradition des grands bâtisseurs romains, qui anime un atelier construit pierre à pierre, établi après établi. Comme Moucherel aussi, ce refus des compromis - parfois demandés par certain "expert" ou "organiste" - qui donne naissance à des œuvres très pures, respectueuses du style et du goût de l'époque qu'elles représentent, tant dans la restauration "ad hoc" que dans la construction "ex nihil" (NDLR : un peu de latin donne du poids aux propos, n'est-ce pas Monsieur Molière ?).

Un artisan et un musicien d'un commerce passionnant donc, mais déconseillé à quiconque souffrirait de paresse, de lenteur, de goût hésitant ou d'atermoiements opportunistes. Ses détracteurs, il les attend sur le chantier, les outils à la main. "N'est-ce pas là le plus beau combat des hommes, celui qui se gagne à coups d'outils ?" (Bernard Tirtiaux) (à suivre)

 

Deuxième épisode :

Lors de l'exposition d'orgues et de clavecins anciens à Dammarie-les-Lys, au château des Bouillants, du 20 juin au 4 juillet 1999, Barthélemy, revenu sur ses terres, a doté le livret d'accompagnement d'une autobiographie, la première à ma connaissance, dont je vous livre ci-après le contenu intégral :

"C'est à Courquetaine, tout près de Chaumes en brie (Seine et Marne - France), que je suis né en 1939 et que j'ai reçu du curé du village, le Chanoine Marcel Thomas qui avait dirigé la Maîtrise de la cathédrale de Meaux, les premiers rudiments du chant et du clavier. Mon père originaire des montagnes de Brescia, en Italie du Nord, m'évoquait fréquemment les claires sonorités de l'orgue de son village, Ono san Pietro.

Grâce peut-être à une mystérieuse relation entre Courquetaine, ancien fief des Couperin, et Brescia, patrie des facteurs Antegnati, fortifié aussi par moult paires de claques du bon chanoine, je fus, à 14 ans, confirmé dans ma résolution de faire l'apprentissage du métier de facteur d'orgues.

Après deux années d'école de menuiserie, je rentrai aux anciens établissements Gonzales de Paris. Pendant sept ans, auprès des derniers maîtres dépositaires de la tradition, je parcourus les différents cycles de l'apprentissage artisanal du métier.

Je passai ensuite deux années dans le Jura, chez les facteurs Hartmann et Bourgarel, tout en "fréquentant" les sonorités de l'ancien Riepp de la Collégiale de Dole. C'est pendant cette période que, chevauchant une moto, j'entrepris mes "campagnes d'Italie" à la recherche des sources argentines dont mon père rêvait tant ; elles aboutirent, au début de 1964, à mon installation au sein de la Valpolicella, charmante vallée "aux tournantes collines", près de Vérone.

C'est dans le génie montagnard, laborieux et muet avec ténacité, que j'ai trouvé la collaboration la plus efficace pour réaliser, dans le sillon de la plus pure tradition artisanale, et refusant toute forme de clientélisme, ma poétique sonore.

En 1970, je me mariai au Portugal et, tout en me réchauffant aux rayons éblouissants des sonorités ibériques, je devins père de trois enfants.

Depuis 1989 mon fils majeur Michel Octave travaille à mon côté, en démontrant à la fois un goût sûr et décidé pour l'harmonisation des orgues et clavecins. Depuis deux années, le plus jeune, Daniel, alterne le jeu et l'étude des instruments à archet avec la facture d'orgue en mon atelier. L'administration de l'entreprise reste du ressort de mon épouse Maria Teresa.

J'ai construit ou restauré jusqu'à aujourd'hui 200 orgues, plus de 120 clavecins et une cinquantaine de forte piano." (à suivre)

 

Troisième épisode (18 avril 2000) :

VOCIFÉRATIONS

De passage à Rome, venant des brumes lointaines du nord de la France, je suis chargé à brûle-pourpoint d'écrire quelques mots sur Barthélemy Formentelli, que je connais depuis exactement 15 ans. Que dire de plus qu'une simple biographie afin d'esquisser en quelques traits rapides un portrait fidèle et expressif ?

Il me vient à l'esprit un mot français qui me semble à lui seul résumer une grande part de ce personnage considérable : le verbe VOCIFÉRER (du latin vociferare).

En effet, Barthélemy donne de la VOIX, dans tous les sens du terme. A chaque tuyau, parmi les centaines de milliers de tuyaux qu'il a construits et harmonisés, il a donné sa VOIX propre, son timbre, son attaque, son intensité, son éclat, sa douceur, son tranchant, sa force, son "corps", son "bourdon"... sa plénitude enfin. D'ailleurs la référence à la VOIX humaine est constante, celle qui extériorise la pensée, qui trahit les sentiments, qui s'ouvre sans retenue vers l'autre, qui articule, qui prononce plutôt, qui chante enfin. Mais il ne faut pas réduire le souci constant d'expression, chez Barthélemy, au travail final et décisif d'harmonisation des tuyaux. Cette VOIX n'est possible que si la respiration de l'orgue est régulière et bien distribuée, que si le toucher permis à l'organiste est vif et délicat, que si le buffet sonne bien et régale aussi les yeux par son harmonie et ses ornements... l'orgue est un tout, une grande VOIX, une plénitude s'il sait jouer "pleinement", le PORTE-VOIX de toute l'âme humaine dans son infinie diversité.

Barthélemy, donc, VOCIFÈRE depuis 47 ans, sans relâche, sans arrière-pensées, sans compromis, avec courage, fougue, passion et raison. Certes, pour arriver à ce résultat, et pour terminer par un détail anecdotique, il doit aussi communiquer à ses collaborateurs toute l'énergie nécessaire, l'ardeur au travail, l'exigence, la "rage" comme on dit aujourd'hui en France... si bien qu'il VOCIFÈRE souvent, à l'atelier, en chargeant, en déchargeant, en remontant, et en harmonisant surtout. Tout le caractère latin explose dans ses VOCIFÉRATIONS, mais peu importe : ses instruments ont du tempérament, et de la VOIX. (à suivre)

 

Quatrième épisode (mars 2001) :

Difficile de suivre le rythme ! Notre artisan endiablé (à l'église !) et napoléonien (tiens, ça je ne l'ai encore jamais dit) poursuit inlassablement sa campagne de restaurations et de constructions. De plus, son fils Michel, après un long apprentissage du métier dans tous les ateliers, prend ici et là le relais de son père dans des harmonies très réussies. Il va falloir bientôt un "portrait" de lui seul, d'autant plus qu'il vient de se marier le 8 septembre 2000 avec une charmante Elisabetta... Bon, revenons au père : ça y est, il l'a fait ! Enfin ! Le grand rêve du gamin arpète chez Gonzalez ! Le plus beau chef d'œuvre qu'un Compagnon Facteur d'Orgues puisse imaginer ! ... ... (je vous fais languir) ... ... J'ai nommé le NUOVO ORGANO MONUMENTALE, l'orgue du Pape, l'orgue du Jubilé 2000, installé dans la basilique Sainte Marie des Anges à ROME. Le grand 16' français de Dom Bédos, avec - en supplément - un ripieno complet au Positif, un grand Récit expressif, une énorme Pédale, 77 jeux, 4 claviers manuels, le tout absolument mécanique, y compris un ingénieux système de double registration et d'appels... (à suivre)

 

Cinquième épisode (janvier 2002) :

En fait, un article paru dans "Le Figaro" du 29 décembre 2000, signé Richard Heuzé à Rome :

ITALIE.  Né à Chaume-en-Brie, au pays des Couperin, il est français et installé depuis l'âge de 25 ans dans le Val Canonica

FORMENTELLI, facteur d'orgue du Pape

Barthélemy Formentelli vit dans un monde fait de tuyaux, d'anches, de tirants, de sommiers et de claviers. N'est pas facteur d'orgue qui veut ! C'est un métier d'antique tradition, hérité du compagnonnage, exigeant doigté, oreille, patience, ténacité et une grande dose d'humilité. Il en faut pour rester perché des semaines entières sur d'étroites estrades, basculé dans les entrailles de machineries dignes de Fernand Léger. Depuis 47 ans qu'il exerce cette profession, Barthélemy, français d'origine italienne né à Chaume-en-Brie, au pays des Couperin, et installé depuis l'âge de 25 ans en Italie, dans le Val Canonica, non loin de Brescia, la patrie des luthiers transalpins, a parcouru toutes les églises de France et de Navarre. On lui doit la restauration des orgues des cathédrales de Saint-Pons, Carcassonne et Tarbes, Lanvellec et Ploujean en Bretagne, Breteuil en Normandie ainsi que celui, monumental, à cinq claviers, de la cathédrale d'Albi, le type même de l'orgue "à la française", aux harmonies éclatantes et sonores. (*) Des orgues si différentes de l'orgue italien, aux sonorités plus chaudes et pénétrantes, mais retenues. Barthélemy ne cache pas sa prédilection pour l'orgue à la française. Il le trouve mieux adapté aux grands tempéraments. Cet instrument a eu les honneurs des Couperin, Bach, Mozart sur la fin de sa vie, César Franck et autre Olivier Messiaen. C'est pour lui que le bénédictin Dom Bédos de Celles écrivit en 1760 un traité digne des encyclopédistes, L'Art du facteur d'orgue. Édictant les règles pour la fabrication d'un instrument capable de produire une harmonie "nécessairement agréable à l'oreille", un son "moelleux, tendre, sonore, net, brillant, doux, éclatant" tout à la fois. Et c'est dans un intime respect de ces règles que Barthélemy et son fils Michel Octave - ainsi nommé parce que l'octave est un intervalle musical, le nom d'un registre d'orgue et la première harmonique du son fondamental - ont créé de toutes pièces à Rome, pour les 80 ans de Jean-Paul II, le plus monumental des orgues à la française, un ensemble de 5400 tuyaux, inauguré en cette année jubilaire à Sainte-Marie des Anges, la grande basilique des commémorations d'État, face à la gare ferroviaire Termini. Ce qui lui a valu le titre de facteur d'orgue du Pape. Travail harassant : la seule mise en harmonie a pris dix mois, à raison de dix à douze heures de travail par jour. Noël a surpris Barthélemy juché à quinze mètres du pavement de la nef en l'église franciscaine de Jésus et Marie, à deux pas de la Place du peuple. Taillant, limant, soudant tuyaux et anches, ajustant le clavier d'un orgue en peuplier sauvage datant de 1749, un amour d'orgue à l'harmonie chaude, capable de faire chavirer les cœurs et d'éveiller les vocations. (à suivre)

(*) NDLR : nous sommes fâchés : Barthélemy a oublié de mentionner le plus important pour nous : MOUZON ! Il est vrai que chez nous, l'instrument est plutôt une "reconstruction" (voir notre rubrique "Orgue").

 

Sixième épisode (décembre 2002) :

Bon, nous ne sommes plus fâchés, et la Ville de Mouzon a invité Barthélemy à venir "relever" son orgue au printemps prochain 2003, en avril et mai. Comme je n'ai pas pu assister à l'inauguration de " l'orgue de Mozart " Bonatti à Vérone, je n'ai pas grand chose à dire de nouveau et d'intéressant. Aussi vais-je divertir mes chers lecteurs par quelques images frappantes de la vie organistique franco-italienne, et dont les experts musicologues pourront tirer moult gloses savantes :

 

Légende :

Rome, avril 2000,

Barthélemy,

une glace italienne,

(jusque là OK)

et ...

un scooter japonais !

 

Erquy (Côtes d'Armor),

août 2002,

la plage du centre,

et ...

mon scooter Piaggio X9 !

 

 

Thème du futur colloque de Pourron (4, 5 et 6 juillet 2003) :

" Dans quelle mesure la facture franco-italienne contemporaine est-elle influencée par des apports japonais et celtiques ? " (à suivre)

 

Septième épisode (novembre 2006) :

Voici un texte qui avait été rédigé par Barthélemy FORMENTELLI pour le livret du double album "Arsène MUZERELLE à la Cathédrale de REIMS", et qui n'a pu y être inséré, faute de place.


SOUVENIRS D’UN APPRENTI

Un moment important dans ma formation a été, en 1957 début juin, l’ouverture du chantier à la Cathédrale de Reims : travaux de remise en harmonie de tout l’instrument, fonds et anches ; accord général (*). Le maître harmoniste était Jean Daniellot ; moi j’étais "l’arpète" (apprenti en jargon du métier). A propos de ce chantier, je ne peux me retenir de rapporter une anecdote qui surprendra sans doute par son caractère quelque peu sacrilège. Il y a en effet que je nourrissais à cette époque, parallèlement à la passion pour le tuyau d’orgue, une autre pour le tuyau d’échappement, hautement musical à sa façon, des motos sportives italiennes qui alliaient à des performances supérieures le style le plus racé. Et j’étais venu à Reims avec ma première moto, une italienne splendidement rouge que je pilotais dans les règles de l’art, casque rouge et blanc, combinaison bleue, large ceinture noire, bottes et gants noirs. J’avais déposé ma machine côté jardin. Etait-ce à cause de son rouge aussi ardent qu’insolent ? Le soir même elle avait disparu. Mais après quatre jours de deuil, elle fut retrouvée au commissariat. Dès lors je la plaçai sous l’orgue et la vieille horloge. Et la fantaisie me prenait certains soirs, après le travail, d’autant plus que sollicité par les jeunes élèves de l’organiste titulaire Monsieur Arsène Muzerelle, de transformer les vastes espaces du sanctuaire en piste de vitesse. Je bouclais sportivement quelques tours de cathédrale, vivement applaudi quand je passais devant les tribunes, bolide sonore dont les échos du saint lieu transfiguraient la sauvage transgression.
Autre souvenir, proche de celui-ci : c’était l’été et sa canicule. Nous prenions nos repas à l’enseigne « Au Poulet Blanc », petit bistrot restau. Lors du Grand Prix de formule 1, les mécaniciens de la « Scuderia FERRARI », la marque victorieuse, étaient nos voisins de table. Ils voulurent bien soulever pour moi les bâches dissimulant les deux glorieuses machines rouges encore haletantes. Forte émotion encore à ce souvenir qui, comme l’autre, n’est peut-être pas déplacé ici. Car en fait, je m’en rends compte maintenant, ce que j’aimais alors dans le génie mécanique italien : la puissance liée à l’élégance, la netteté et la simplicité, l’étroite alliance de la beauté et de la nécessité, bref un style, une esthétique et l’éthique qu’elle implique – c’est peut-être ce que j’ai cherché finalement à manifester par la suite dans mes travaux de facture d’orgues, qui privilégient la netteté, les articulations sonores, leur clarté.
Mais revenons au travail de l’apprenti avec une dernière anecdote, moins agréable : un samedi, Daniellot m’avait fait une recommandation expresse : « Après l’encollage, laisse ouvert le registre de Montre 16 pieds. » Mais l’apprenti, par excès de zèle ou distrait par son autre passion, oublia la recommandation du Maître. Le lundi matin, le registre était bloqué. Il fallut démonter une partie des tuyaux mais aussi subir une longue averse de moqueries et de sarcasmes de la part de l’organiste Muzerelle, qui ne consentit en aucune manière à les atténuer une semaine durant.

Pedemonte, le 1er avril 2004, Barthélémy FORMENTELLI

(*) Le travail d’harmonie consistait essentiellement à renforcer les jeux de fonds – surtout au Récit – et à donner plus de voix aux anches. Tout était fait dans l’optique de l’intensité, mais les aigus étaient diminués dans les plein-jeux afin qu’ils « n’émergent pas. » (Daniellot)



Barthélemy, "arpète", 1957

 

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